The Conversation : "Mode : les robes d’Iris van Herpen, hybridations du corps féminin avec le monde"

Recherche
le  29 août 2024
Iris van Herpen, exposition « Sculpting the Senses » Les Arts Décoratifs /Christophe Dellière
Iris van Herpen, exposition « Sculpting the Senses » Les Arts Décoratifs /Christophe Dellière
Certaines robes créées par Iris van Herpen sont un véritable tissage du réel au-delà du corps, puisant son inspiration dans le vivant.
Soulignons d’abord la démesure de l’exposition qui s’est tenue du 29 novembre 2023 au 28 avril 2024 : plus de 100 robes ont été présentées au Musée des Arts Décoratifs (MAD) de Paris, certaines ayant été portées par les actrices Nathalie Portman, Eva Green, Cate Blanchett, Tilda Swinton ou encore les chanteuses Beyoncé, Lady Gaga et Björk et plus récemment Isabelle Huppert au théâtre. L’exposition a connu une affluence intense, 370 780 personnes s’y sont pressées.


Âgée de 40 ans, Iris van Herpen est une créatrice de mode néerlandaise. Sa créativité époustouflante s’installe dans une fusion des technologies numériques, de l’artisanat traditionnel de la haute couture, avec des formes et des matières très inspirées par la biosphère.

« Au fil d’une expérience immersive, enrichie d’éléments sonores, 100 pièces de haute couture dialoguent avec des œuvres d’art contemporain et des éléments naturels pour vous plonger dans la sphère créative et les inspirations de cette artiste hors du commun.“.

Des robes pour une expression artistique visionnaire

La visite suscite en moi une interrogation immédiate : « Cette robe faite d’une dentelle de verre à l’image de diatomées, algues microscopiques aux squelettes de verre et aux formes fascinantes par leur finesse et leur complexité, comment est-il possible de la porter ? » Mais là n’est pas le propos. Ici le véhicule de l’expression artistique n’est pas la peinture ou la sculpture de corps, mais la robe sur un corps féminin. Et finalement, défilés et expositions montrent que des mannequins peuvent porter ces robes qui alors transforment leur corps et sa relation au monde.

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

La robe, interface complexe entre le corps et le monde

Ces robes forment un lien muet mais très intense entre le corps et le monde autour. Elles ne sont donc pas « simplement » faites pour habiller un corps, le mettre en valeur. Certaines robes semblent un véritable tissage du réel au-delà du corps, avec des ramifications souvent très fines et très complexes en verre, en papier, dans une grande diversité de matières et de formes. Elles étendent le corps dans l’espace, installent une aura et finalement viennent transformer l’intimité et la proximité de ce corps avec son environnement.

Le monde du XXIe siècle est celui de la transformation technologique des interactions humaines. Et ce, sans égard pour nos corps physiques, puisqu’elles passent d’abord par le son et les écrans. Le corps est en revanche l’objet de la mode et du vêtement. Ils apparaissent alors, peut être paradoxalement, comme un espace de résistance à ces médiations. Ils travaillent la façon dont nos corps habillés se présentent, s’exposent, interagissent avec le monde et les autres. Dans un temps où des milliards d’appareils numériques ont envahi l’humanité, les défilés de la Fashion Week soulignent combien les technologies numériques sont restées à ce jour marginales dans le monde de la mode.

Une nouvelle forme d’interaction

Les technologies numériques sont essentielles à l’élaboration des robes de Iris van Herpen. Elle explore une forme de symbiose entre le monde de l’artisanat lié à la couture, au textile, à tous les matériaux souples comme le disent les designers textiles ou les compagnons du devoir, et celui créé d’abord par les physiciens et les chimistes, celui de la fabrication additive des imprimantes 3D, de la découpe Laser et des commandes numériques, celui des FabLabs.

Ainsi elle constitue une plate-forme d’une puissance créative étonnante mais aussi d’une délicatesse fascinante, quand il s’agit de travailler une grande diversité de matériaux rigides ou souples, et à une grande variété d’échelles, depuis la taille d’un corps humain jusqu’à la limite du visible, celle des diatomées (organismes microscopiques vivant dans l’eau).

Des collections de haute couture qui combinent l’artisanat traditionnel avec des techniques numériques telles que la découpe au laser, la fabrication numérique et l’impression 3D.

Dans cette vidéo, on voit aussi clairement à quel point la symbiose construite sur ces deux mondes n’existe que par les gestes humains qui permettent les assemblages les plus délicats.

S’inspirer du vivant et jouer des échelles comme une physicienne

En forme de documentation, s’expose aussi une collection très riche, très diverse, de pièces, d’échantillons qui soulignent les matières, les formes, leur diversité et leur sophistication. C’est sur cette base que Iris van Herpen peut déployer toutes ses références aux vivants, aux champignons, au plancton, aux coraux, aux méduses.

Ces inspirations lui permettent de souligner dans ses robes des ramifications, des organisations à différentes échelles que la physique et les mathématiques ont travaillé avec l’invariance d’échelle. Je la vois ici dans sa collaboration avec l’artiste Rogan Brown interroger ce concept scientifique très puissant et très étonnant formalisé à travers la notion de fractale.

Bérangère Dubrulle, physicienne lauréate du prix Irène Joliot-Curie de l’Académie des sciences en 2022 l’illustre magnifiquement en suivant les tourbillons à la trace : « Les tourbillons sont partout, à toutes les échelles.Il y a des tourbillons au niveau quantique. À l’échelle du mètre, on les surprend, trahis par des particules de savon, en vidant notre baignoire. Dézoomons davantage : des tourbillons, encore, agitent l’atmosphère de leurs volutes de vapeur d’eau, ce sont les ouragans. Que l’on embrasse l’Univers tout entier, et des tourbillons galactiques dominent le paysage cosmique. »

Iris van Herpen, avec les outils digitaux, l’artisanat de la haute couture et le biomimétisme peut explorer, créer et travailler des ramifications, des bifurcations à la limite du visible jusqu’à la taille du corps et de son environnement.

Et même si elle ne sait évidemment pas faire pousser une robe, elle pointe avec insistance l’universalité, en particulier au sein du vivant, des phénomènes de croissance à toutes les échelles. Le site de l’artiste et designer Neri Oxman affiche en grand : « What if human-made and Nature-grown were indistinguishable ? » (« Et si on ne pouvait distinguer ce qui pousse dans la nature de ce que l’humain crée ? »), on n’est alors pas surpris par leur collaboration affichée.

La robe et la science

Si Iris van Herpen a invité des artistes à exposer à ses côtés, on voit aussi partout des références scientifiques : les dessins anatomiques de Santiago Ramón y Cajal décrivant des structures neuronales dans le cerveau (prix Nobel de médecine en 1906 avec Camillo Golgi « en reconnaissance de leurs travaux sur la structure du système nerveux »), une image somptueuse d’un détecteur géant du CERN à Genève avec une mannequin habillée d’une de ses robes au premier plan. Des images du télescope Hubble montrent des formes des objets de l’univers, au-delà même de l’audace de Iris van Herpen. On voit ici d’une part, de nombreuses recherches scientifiques dans des champs très divers venir contribuer à l’inspiration de la créatrice, à la construction de visions multiples et très variées. Et, d’autre part, aux côtés des artistes invités, la science vient ici comme un révélateur supplémentaire : il s’agit bien des interactions entre nous et le réel, à différentes échelles, différentes temporalités, organiques ou non, conscientes ou inconscientes.

Dialogue arts et sciences

Le travail de Iris van Herpen me conduit à penser à ces mots de Jens Hauser dans une proposition curatoriale intitulée « De la performance à la microperformativité » : « Le concept de microperformativité dénote la tendance actuelle de l’art performatif de déstabiliser la place habituellement prépondérante de l’échelle humaine. Il interroge le monde microscopique et ses agents biologiques et technologiques comme de nouveaux acteurs de l’art.

À l’heure où la performance prend une place de plus en plus grande dans l’art, ces expériences contemporaines de microperformativité redéfinissent ce que l’art, la philosophie et les technosciences considèrent comme un ‘corps’ aujourd’hui, en invitant de nouveaux acteurs : séquences génétiques, mécanismes cellulaires, bactéries, champignons, enzymes et autres protéines, des ‘matières vibrantes’ de la physique, mais aussi des algorithmes de trading haute fréquence ou des réseaux d’apprentissage profond de l’intelligence artificielle. »

Iris van Herpen révèle une humanité ouverte et perméable, dans toutes ses relations au monde extérieur, aux vivants de toutes formes, de toutes dimensions et de tous milieux.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Publié le  29 août 2024
Mis à jour le  20 septembre 2024