The Conversation : "Comptabilité d’entreprise : le reporting environnemental et social est-il apolitique ?"

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le  4 mars 2025
Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne, a évoqué la possible suppression de la directive relative à la publication par les entreprises d’informations sur les questions environnementales ou sociales et en matière de durabili
Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne, a évoqué la possible suppression de la directive relative à la publication par les entreprises d’informations sur les questions environnementales ou sociales et en matière de durabilité (CSRD). AlexandrosMichailidis/Shutterstock
En privilégiant une approche allégée du reporting extrafinancier, l’Union européenne risque de favoriser indirectement l’ISSB avec une vision centrée sur les investisseurs.

La réglementation européenne omnibus entend assouplir certaines obligations du reporting extrafinancier. Conclusion : suppression de la CSRD pour près de 80 % des entreprises concernées, report pour d’autres, report du devoir de vigilance, modification de la taxe carbone aux frontières, etc. Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne, avait évoqué sa possible suppression. Une aubaine pour l’ISSB, grand concurrent de la CSRD. Cet organisme de droit privé juridiquement domicilié au Royaume-uni a pour ambition de définir les nouvelles normes comptables extrafinancières.

Pour l’ISSB, la finance est le principal levier de transformation. En fournissant aux investisseurs des données extrafinancières fiables, ces normes permettraient que les capitaux s’orientent naturellement vers les entreprises les plus performantes en durabilité. Cette vision s’oppose à une autre, celle de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) créée par l’Union européenne. Cette directive cherche à imposer un cadre normatif plus ambitieux, estimant que le marché seul ne suffit pas à intégrer pleinement les enjeux extrafinanciers.

« On compte beaucoup de choses qui comptent, mais on ne compte pas tout ce qui compte » rappelait Emmanuel Faber, ancien président-directeur général de Danone et actuel président de l’International Sustainability Standards Board (ISSB). Alors qui pour compter ce qui compte vraiment ?

L’ISSB au service des marchés financiers

Créé en 2021 sous l’égide de la Fondation IFRS –  garant du référentiel comptable international –, l’ISSB vise à harmoniser le reporting extrafinancier. Le mandat de la Fondation IFRS est d’« assurer la transparence, la responsabilité et l’efficacité des marchés financiers au niveau international ».

« Ce qui me rend fondamentalement optimiste est le rôle que peuvent jouer les marchés financiers dans la transition que nous devons réussir », rappelle Emmanuel Faber, président de l’International Sustainability Standards Board (ISSB).

Fidèle à cette approche, l’ISSB conçoit la comptabilité comme un outil au service des investisseurs. Il nomme ces nouvelles normes extrafinancières IFRS S – S, pour Sustainability. Pour l’organisme londonien de droit privé, « on peut raisonnablement s’attendre à ce que ces normes aient une incidence à court, moyen ou long terme sur les flux de trésorerie d’une entreprise, son accès à du financement ou son coût du capital ».

Trois grands principes structurent cette vision :

  • Faciliter le financement de la transition écologique grâce à des données comparables et standardisées ;

  • Permettre une meilleure évaluation des risques extrafinanciers, en intégrant ces critères dans les décisions financières ;

  • Harmoniser les référentiels à l’échelle mondiale, afin de garantir la stabilité des marchés et éviter leur fragmentation.

Il n’est pas toujours simple d’analyser à quel rythme les normes IFRS S se déploient car l’ISSB mêle habilement dans sa communication les pays menant des consultations en vue d’une future adoption et les pays ayant définitivement adopté ses normes. Sur la base du dernier rapport publié par l’ISSB, fin 2024 : « Trente pays, hors de l’UE, ont choisi d’engager leur processus d’adoption des normes ISSB, plus de la moitié l’a déjà finalisé au cours des derniers mois, les premières mises en œuvre étant pour début 2025. »

Ces 30 pays représentent 57 % du PIB mondial et 50 % des émissions de GHG mondiales.

CSRD : responsabiliser les entreprises

À l’inverse de l’ISSB qui insiste sur son « caractère apolitique », l’Union européenne a choisi une voie plus ambitieuse. Entrée en vigueur en janvier 2024, la CSRD instaure un cadre contraignant afin de responsabiliser les entreprises au-delà de leurs seuls intérêts financiers. Concrètement, les grandes entreprises doivent intégrer au sein d’une section distincte de leur rapport de gestion des informations en matière de durabilité ou publier en tant que tel un état de durabilité. Son fondement repose sur celui de la double matérialité, qui intègre deux dimensions complémentaires :

  • La matérialité financière évalue comment les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance influencent la performance financière de l’entreprise, ses risques et ses opportunités ;

  • La matérialité d’impact analyse comment l’entreprise affecte la société et l’environnement, indépendamment de son impact financier direct.

En 2026, la CSRD aurait dû concerner 50 000 entreprises dans l’Union européenne. Mais cette ambition est aujourd’hui remise en question avec la directive européenne omnibus. La Commission européenne entend réduire le périmètre de l’obligation, pour le restreindre aux très grandes entreprises de plus de 1 000 salariés. L’obligation ne concernerait plus 50 000 mais 10 000 entreprises européennes.

Rien n’est apolitique

La normalisation comptable est de facto toujours influencée par des choix politiques et économiques, tel que nous l’enseigne la théorie positive de la comptabilité développée par Watts et Zimmerman. Elle souligne que les entreprises sont exposées à des coûts politiques découlant des réglementations favorisant certaines parties prenantes au détriment d’autres.

Ces coûts sont d’autant plus susceptibles d’apparaître lorsque les entreprises affichent des bénéfices élevés ou exercent dans des secteurs fortement exposés aux réglementations et aux attentes sociétales. Dans ce contexte, les normes de l’ISSB et de la CSRD offrent deux stratégies distinctes. L’ISSB, en s’appuyant sur le marché, permet aux entreprises de limiter leur exposition aux régulations contraignantes tout en intégrant progressivement les critères extrafinanciers. La CSRD, en imposant un cadre normatif plus ambitieux, accroît la transparence, mais génère aussi des obligations et des coûts supplémentaires pour les entreprises.

Branle-bas de combat des intérêts

Différentes visions pèsent sur le processus de normalisation. Les positions de l’International Organization of Securities Commissions (IOSCO), de l’Autorité française des marchés financiers (AMF) ou des auditeurs sont intéressantes en ce sens.

L’IOSCO, qui regroupe les principaux régulateurs financiers mondiaux, soutient l’ISSB. Elle privilégie une approche fondée sur la matérialité financière et la transparence pour les investisseurs, tout en appelant à éviter des contraintes susceptibles de freiner les flux de capitaux. L’AMF, quant à elle, adopte une position intermédiaire. Elle encourage un cadre inspiré de l’ISSB afin de préserver la compétitivité des entreprises et des marchés financiers, tout en invitant « l’ISSB à s’emparer de la double matérialité dans sa démarche de normalisation ».

Par ailleurs, les rapports de durabilité qui découlent de la CSRD doivent être certifiés par des auditeurs. Or, ces derniers, notamment les « Big Four », sont particulièrement impliqués au sein des organisations préparant les textes de la CSRD. Ces acteurs semblent avoir trouvé dans cette directive européenne une opportunité de marché. Une interrogation de plus sur les enjeux de concentration et d’influence dans le développement du marché de l’audit extrafinancier.

Quels avis des entreprises elles-mêmes ?

Les entreprises dans les secteurs d’activités les plus exposés aux réglementations extrafinancières préfèreraient des normes moins exigeantes… comme celles de l’ISSB. Ainsi, 25 associations européennes de lobbyisme représentant les intérêts des entreprises, dont Business Europe (le Medef européen) ont sollicité publiquement une simplification et un décalage de l’application de la CSRD.

« Nous soutenons fermement le Green Deal européen et sa poursuite, [et] nous savons que les normes européennes en matière de nature, de biodiversité et de climat ne sont pas un problème, mais une partie essentielle de la solution. »

À l’inverse, dans une autre lettre ouverte, plus de 180 organisations de la société civile et une soixantaine de grandes entreprises, dont Décathlon, Ikea, Patagonia, Accor ou encore Nestlé, ont publiquement réaffirmé leur soutien aux réglementations européennes.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Publié le  4 mars 2025
Mis à jour le  4 mars 2025