Une chaire de recherche en droit pour protéger la mémoire des glaciers

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le  12 décembre 2023
Rencontre avec Sabine Lavorel, maître de conférences à l’UGA, spécialisée en droit international de l'environnement et du climat qui dirige la nouvelle chaire de recherche « Ice Memory - Droit et gouvernance » hébergée par le Centre de recherches juridiques (CRJ - UGA) et soutenue par la Fondation Ice Memory, fondation sous égide de la Fondation Université Grenoble Alpes.

Pourquoi la Fondation Ice Memory vient-elle de créer cette nouvelle chaire de recherche sur la protection juridique de la mémoire des glaces ?

La Fondation Ice Memory, crée et pilotée par 7 institutions scientifiques européennes dont l’UGA, a pour objectif de collecter et de préserver des carottes de glace provenant de glaciers menacés de disparition sous l’effet du réchauffement climatique, pour sauvegarder les données climatiques et environnementales essentielles archivées dans la glace. Ce projet, porté par la Fondation Ice Memory, soulève des questions juridiques tout-à-fait inédites auxquelles le droit existant peine à répondre. La nouvelle chaire de recherche « Ice Memory – Droit et gouvernance » que je dirige a précisément été créée pour tenter de combler ces lacunes juridiques et proposer notamment un cadre normatif pour la préservation de ce patrimoine glaciaire.

La création de la chaire a été officiellement annoncée par la Fondation Ice Memory à l’occasion du One Planet – Polar Summit qui s’est déroulé à Paris du 8 au 10 novembre derniers, à l’initiative du Président français Emmanuel Macron.

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la protection juridique des données climatiques emprisonnées dans la glace est importante ?

Dès la fin des années 60, les glaciologues, notamment grenoblois, ont démontré l'origine anthropique du réchauffement climatique en étudiant la composition des minuscules bulles d’air emprisonnées dans la glace lors de la formation des glaciers, et renfermant l'histoire de l'atmosphère terrestre et de l'évolution du climat. Cette découverte a largement contribué à la signature de la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques en 1992, et en 1997, à la signature du protocole de Kyoto, qui visent tous les deux à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Or les glaciers sont en train de disparaître sous l'effet du réchauffement climatique. Dans un souci de sauvegarde de ce précieux patrimoine scientifique, le projet Ice Memory a débuté en 2015. Face à l’urgence, des glaciologues français, suisses, italiens, ont mis en commun leur savoir-faire et leur énergie pour réaliser des opérations de carottage pour constituer une collection de carottes de glace, destinée à être stockée en Antarctique sous le statut de patrimoine commun de l’humanité, afin que les scientifiques des générations futures puissent disposer de ce patrimoine dans le cadre des valeurs qui nous guident et notamment sans considération de nationalité.

Or, la constitution et la préservation de ce patrimoine scientifique présentent de forts enjeux juridiques. Des questions se posent d'abord sur l'encadrement juridique des missions de collecte et d’échantillonnage. En France, par exemple, on peut librement forer un glacier (sauf s’il se trouve dans un espace protégé) mais en revanche il faut une autorisation de la commune concernée pour camper sur le glacier. Il y a donc bien un cadre juridique pour la collecte elle-même. Dans le cas de forages à l’étranger, il est nécessaire de s'assurer de disposer des autorisations requises, notamment pour pouvoir disposer des carottes de glace qui ont été forées et les amener dans leur lieu de conservation sans être inquiété lors du passage des frontières. Enfin, se posent des questions de droit sur la conservation à long terme : quel encadrement juridique pourra permettre de transporter et stocker ces carottes en Antarctique, qui est un continent soumis à un régime international ? Le patrimoine glaciaire Ice Memory devra donc obéir à une gouvernance précise, dans le cadre du traité sur l’Antarctique.

À toutes les étapes du projet, des questions juridiques auxquelles les scientifiques n'avaient pas nécessairement pensé, se posent donc. Il y a deux ans, des étudiants en droit, dans le cadre du DU de droit de l'environnement de la Faculté de droit, ont travaillé sur le projet. Ils ont d’abord réussi à identifier une bonne partie des questions juridiques qui sont soulevées par la mise en œuvre du projet. Mais ils ont également observé que sur beaucoup de questions, il n’y avait pas de réponse juridique en l’état actuel du droit. C'est là que la recherche en droit prend le pas, puisqu’il va falloir faire des propositions dans un espace normatif à ce jour lacunaire sur ces questions. À l'issue de cette année de travail avec les étudiants la Fondation Ice Memory a donc décidé de créer cette chaire de recherche « Ice Memory - Droit et gouvernance ».

Avec cette chaire de recherche en droit, l’UGA joue pleinement son rôle de fondateur de la Fondation Ice Memory. Pouvez-vous nous en dire un peu plus notamment sur le réseau de spécialistes internationaux du domaine sur lequel vous vous appuyez ?

En tant que chercheuse en droit, je suis ici face à un champ de recherche qui est véritablement ouvert. Le projet Ice Memory est porté par des scientifiques essentiellement. Aucune question de SHS ne se posait à l'origine. Aujourd’hui, un volet est clairement identifié, et des scientifiques de l’UGA en SHS, en particulier en droit, peuvent vraiment apporter leur savoir-faire et leurs compétences à l’initiative. L'équipe qui est en train de se monter autour de cette chaire n’est d’ailleurs pas une équipe uniquement centrée sur le droit. Elle intègre d’autres SHS, et notamment des politologues, qui vont avoir une expérience des négociations diplomatiques. Et puis, ce n’est pas une équipe franco-française, elle inclut des spécialistes des différentes questions juridiques soulevées, en Suisse, en Italie - les partenaires initiaux de l’initiative Ice Memory - mais aussi d’autres pays.

La Fondation Ice Memory a identifié un glacier intéressant en Asie centrale au Tadjikistan. La Chaire va donc devoir s'intéresser au régime juridique applicable aux glaciers et aux ressources naturelles au Tadjikistan. Cela permet d'opérer des comparaisons qui peuvent être aussi très intéressantes pour l'évolution du droit français. Par exemple sur le statut des glaciers, le système juridique français ne prévoit pas de protection des glaciers. Les glaciers ne sont pas protégés contre les activités humaines qui contribuent à leur détérioration au-delà du réchauffement climatique. Mais l'une des quatre annonces phares d’Emmanuel Macron lors du One Planet - Polar Summit, a été d'annoncer l'adoption de mécanismes de protection renforcée des glaciers. Pour cela, il peut être très intéressant de voir comment les glaciers sont protégés dans d'autres pays pour comparer les mécanismes, voir s’ils peuvent être importés en France, s'ils sont efficaces ou non, s’ils peuvent servir de modèles ou non. L'Argentine et le Chili sont assez précurseurs et ont adopté des lois de protection spécifiques aux glaciers. Aux États-Unis, la quasi-totalité des glaciers sont protégés dans le cadre de parcs naturels.

Après une importante partie logistique, forage, etc. la Fondation Ice Memory entre dans une partie gouvernance importante pour la suite de l’aventure. Le mode de gouvernance internationale qui s'applique par exemple aux banques de semences est-il applicable pour les carottes de glace ?

Oui, il peut l’être. Une partie du travail de recherche que les étudiants en droit avaient commencé à faire il y a deux ans a d’ailleurs porté sur la recension de ce qui pouvait se faire en matière de préservation de données végétales, et d’échantillons scientifiques. Ils ont ainsi pu analyser les règlementations mises en place pour les banques de semences, les banques de gênes, et s’intéresser aussi à la manière dont les collections de météorites sont gérées. La question est de savoir si ces régimes spécifiques sont applicables à la collection de carottes de glace. Pour les banques de semences par exemple, il y a un modèle qui nous interpelle beaucoup, celui de la banque du Svalbard, qui est en grande partie gérée par la Norvège mais selon des mécanismes internationalisés. Certains dispositifs applicables à cette banque de semences pourront être utilisés pour gérer le patrimoine Ice Memory. Mais dans le cas des semences, il s’agit d’objets naturels reproductibles. Les semences déposées dans cette banque ne sont donc pas uniques, chaque état conservant sa propre réserve.

Cela n’est évidemment pas applicable dans le cas de carottes de glace. On sait donc que même s’il existe certains modèles de gouvernance dont on va pouvoir s'inspirer, chacun présente des spécificités qui vont nécessairement nous conduire à établir un régime juridique ad hoc, spécifique au patrimoine glaciaire. Ce travail de recherche débute seulement donc il est difficile de prévoir des scénarii à ce stade.

Quels sont les objectifs de cette nouvelle chaire et selon quelles échéances ?

La chaire est financée pour 3 ans, jusqu'en 2026, nous sommes donc contraints par le temps même si les recherches en droit demandent des moyens moins lourds que pour les missions de glaciologie par exemple. La chaire s’est fixée trois objectifs de recherche principaux, qu’elle va mener de front dans l'idée d'avoir des résultats d'ici 2026, et si possible plus tôt.

Le premier axe de recherche se concentre sur le statut des carottes de glace en tant que patrimoine scientifique. Quelle est la propriété de ces carottes ? Comment va-t-on gérer cette collection ? Qu'est-ce qu'un patrimoine scientifique ? Quelles sont les règles applicables ? etc. Pour répondre à ces questions, la Fondation Ice Memory par le biais de la chaire finance un doctorant, Théo Abadie, qui a commencé sa thèse en janvier dernier. Afin de nourrir son travail de thèse, nous organiserons à partir de février 2024 des webinaires bimensuels d'une heure, qui porteront chacun sur une question précise. Ces webinaires ont aussi vocation à constituer un réseau scientifique dans ce domaine.

Le deuxième axe de recherche concerne le statut des glaciers. L'ONU a déclaré 2025 année internationale pour la protection des glaciers. Il est donc urgent de commencer nos recherches maintenant dans l'objectif de publier nos premiers résultats en 2025, sous la forme d’un ouvrage qui puisse établir une comparaison entre les différents mécanismes juridiques de protection des glaciers qui existent dans le monde, en vue de proposer des standards de protection au niveau international.

Le troisième axe de recherche, qui est concomitant aux deux premiers, se fixe comme objectif de proposer un modèle de traité pour la gouvernance du projet à long terme. L’objectif de la Fondation Ice Memory, au-delà de la collecte des carottes de glace, est à terme de donner à ce patrimoine scientifique le statut de patrimoine commun de l'humanité. Parmi les valeurs que portent la Fondation Ice Memory, il y a ces valeurs fortes d'universalité d’ouverture et d’accroissement des connaissances de tous. Notre rôle en tant que juristes est de proposer une gouvernance du projet qui permette de garantir la non-appropriation et une gestion collective pérenne de ce patrimoine glaciaire, de sorte que les scientifiques des générations futures puissent y avoir accès.

Enfin qu’est-ce que le One Planet – Polar Summit va impliquer ou permettre pour la Fondation Ice Memory dans les années à venir ?

L'annonce de ce sommet a été une excellente nouvelle. C'est le premier sommet international qui a porté sur les enjeux liés à la préservation de la cryosphère dans le monde. On sait que si la cryosphère se dégrade, voire disparaît, c'est tout le climat terrestre qui va être modifié. L’Appel de Paris, qui a été signé par 32 états à l’issue du sommet, est donc une déclaration importante.

Pour Ice Memory plus précisément, les annonces qui y sont faites sont fondamentales. L’annonce d’une protection renforcée des glaciers en France conforte nos objectifs. Nos recherches vont en effet pouvoir alimenter les décisions à venir. Une autre annonce importante est celle d'abonder à hauteur d'un milliard d'euros la recherche sur les pôles. Une partie de ces fonds sera affectée à la restauration des stations scientifiques françaises en Antarctique, où doit être installé le sanctuaire Ice Memory. Enfin, l'Appel de Paris mentionne expressément le soutien des états signataires au projet Ice Memory. C'est fondamental car cela veut dire que le projet Ice Memory est porté politiquement, ce qui pourra permettre que nos propositions juridiques, une fois que nos recherches seront terminées, deviennent de véritables règles de droit, au niveau national sur la protection des glaciers, comme au niveau international sur la gouvernance du projet Ice Memory. Cet effet levier est primordial.

Le mot de la fin

Ce n'est pas le seul projet de recherche que je mène. Mais je dirais que celui-là est particulièrement passionnant au regard des valeurs qui sont portées. C'est à la fois une aventure scientifique, en science du droit pour moi, mais c'est aussi une aventure citoyenne, une aventure presque militante. C'est vraiment passionnant.
Publié le  12 décembre 2023
Mis à jour le  22 décembre 2023